«Si Trump était réélu - ce qui ne sera pas le cas, je prédis tout de suite qu’il va perdre - si par hasard il devait l’être, rendez-vous sur le prochain avion.» C’était le 15 octobre, dans une interview au Daily Telegraph australien : Bruce Springsteen envoyait de son New Jersey consubstantiel une nouvelle baffe au locataire de la Maison Blanche à Washington. En clair : lui, l’icône américaine, menace de plier aussi sec les gaules pour s’éloigner far, far away (compter quelque dix-huit heures de vol) de l’orage orange. Pour cause de Covid, l’Australie exige désormais une «raison impérieuse» pour laisser entrer l’étranger ou sortir ses ressortissants, mais bon, Springsteen pourrait arguer l’exil politique. Depuis la prise de fonctions de Trump, il pilonne : «Abruti», «escroc», «danger pour la démocratie», «narcissique toxique», «planqué derrière son bureau». Trump, lui, s’est moqué en 2019 du «petit Bruce Springsteen».
Springsteen, 71 ans, versus Trump, 74 ans. Fight de cour d’école entre papys, on pourrait rigoler. Et se dire que Springsteen, démocrate et surtout antirépublicain de toujours, a quand même autre chose à faire que consacrer tant d’énergie à Trump. Mais la fidélité à soi-même est l’un des ressorts springsteeniens. Letter to You, son nouvel et vingtième album, le confirme. Springsteen y renoue avec le E Street Band, son groupe de la mise en orbite (1972) et du carton planétaire (The River, 1980, jusqu’en 1989) avant séparation pendant dix ans, suivie d’une reformation puis d’un compagnonnage en pointillé, entre projets communs et échappées en solo.
Springsteen le dit et le répète dans sa promo, notamment dans une longue interview accordée à Apple TV : il a pris son pied avec Letter to You, douze morceaux enregistrés en quatre jours, dans des conditions de live. «Je n’ai pas fait écouter ce que j’avais enregistré [au E Street], je voulais vraiment un projet de groupe. […] C’était une façon de se retrouver, ce type de relation, ça se nourrit, et jouer ensemble, c’est ce qui nous a fondés.» Le clip qui accompagne le single éponyme, en circulation depuis le 10 septembre, montre ça : Steven Van Zandt (guitare), Max Weinberg (batterie), Roy Bittan (piano), Nils Lofgren (guitare), Garry Tallent (basse), Patti Scialfa (guitare, chœurs et épouse), et donc Springsteen (paroles, chant, guitare), en studio chez le «Boss», à la coule, marques retrouvées naturellement, harmonie intacte.
Album-testament sépulcral
Ce qu’on voit aussi : le temps a clairement passé. Le noir et blanc du clip (qui est reconduit dans un documentaire dévoilé sur Apple TV ce vendredi) accentue les rides, les bides, et la mélancolie malgré les scènes de rigolade. De quoi entrevoir un album-testament sépulcral, façon American IV : The Man Comes Around du prince noir Johnny Cash. Ce qui serait serre kiki mais magnifique.
Il y a de ça, dans Letter to You, bien moins frontalement politique qu’on l’imaginait vu la sortie dans les bacs, à dix jours de l’élection américaine. C’est surtout la mort qui rôde, avec fantômes se bousculant au portillon et interrogations existentielles à la clé. C’est annoncé d’emblée avec le délicat One Minute You’re Here : «Je pensais que je savais exactement qui j’étais/Et ce que je faisais mais je me trompais/Une minute tu es là/La suivante tu as disparu […]». C’est réaffirmé en clôture avec I’ll See You in My Dreams («La route est longue/Paraît sans fin/Les jours passent/Je me rappelle de toi, mon ami/Et même si tu es parti/Et que mon cœur semble s’être vidé/Je te verrai dans mes rêves»). Sans compter Ghosts, proche de la séance de spiritisme («La veste en daim que tu portais toujours/Est suspendue derrière la porte de ma chambre/Les bottes et les éperons dont tu t’équipais/Claquent dans le hall mais n’arrivent jamais»). Ces fantômes sont au moins au nombre de trois. Après Danny Federici, son organiste emporté par un mélanome en 2008, Clarence «Big Man» Clemons, son saxophoniste foudroyé par une attaque en 2011, Springsteen a perdu en 2018 (des suites d’un cancer) un pilier originel, George Theiss, guitariste et chanteur avec qui il avait cofondé en 1965 (à 16 ans) The Carlistes, son premier groupe.
Pur drama
Ceci explique sans doute cela : le son aux échos de réminiscence. Après les envolées pop soft californiennes à la Burt Bacharach de Western Stars, Springsteen explique avoir voulu «revenir à un certain style, quasiment Born to run [album de 1975, ndlr], en version moderne». De fait, on s’y retrouve complètement, dans les ouvertures dépouillées soudain percutées par la cavalerie, riffs, piano, batterie, saxophone. Force du band, plaisir de voir les acolytes de retrouver mais l’effet est parfois mitigé, comme souvent les souvenirs réactivés : même si le moment convoqué était super, c’était avant et ça n’est plus, et au fond tant mieux, le passé n’a pas besoin d’être répété par le présent, ni le présent d’être validé par le passé.
C’est notamment le cas sur If I was The Priest. Le texte est ciselé, amer à souhait, («Moi, j’ai des croûtes à force de m’être trop longtemps agenouillé/Le moment est venu de jouer l’homme et de décider à quel monde j’appartiens/Laisse tomber les vieux potes et le passé/Il y a juste trop de nouveaux venus qui tentent le même coup»), la voix majestueuse, pleine du vécu d’un homme de 70 ans mais solide, et on fantasme une version totalement dépouillée qui laisserait le griot de Freehold nous hypnotiser complètement. La sensation (que l’évolution naturelle et bienvenue est parasitée par un accompagnement qui fonctionne au réflexe) se répète avec Burnin’ Train, pleine de sueur et (presque) de sexe mais freinée dans sa tension, et Last Man Standing, qui touche tout de même par son côté bras de fer avec la dépression, compagne notoire de Springsteen, qui dit dans une interview fleuve à Rolling Stone : «Je prends des médocs ! Donc le moral est bon !»
La frustration disparaît en revanche avec One Minute You’re Here qui rappelle The Ghost of Tom Joad, et Janey Needs A Shooter, chanson écrite dans les années 70 et là comme droit sortie de The River (les lignes de piano, le scénario de la fille maltraitée par les hommes, toubib, prêtre, flic, qui trouve vengeur à la hauteur). L’autre grande réussite est House of A Thousand Guitars. Du pur drama springsteenien dans le fond (un gars cabossé qui «compte ses plaies et cicatrices» mais qui garde l’étincelle, l’envie de croire à des jours meilleurs partagés avec les «brother and sister») et dans la forme (piano-voix puis chevauchée de «gros son»). Elle fera ricaner les saturniens et les minimalistes, mais on s’en fout. Springsteen et le E Street y sont vraiment au diapason. Et d’un coup, on s’imagine parfaitement dans un stade plein jusqu’à la gueule et suspendu à «Bruce», qui nous embarque jusqu’au bout de la nuit et nous fait croire que ça va aller, «Well it’s all right, yeah it’s all right». C’est un des rares moments (avec Rainmaker) où on entrevoit Trump - «Le clown criminel a volé le trône/Il vole tout ce qu’il peut posséder.» Sabrina Champenois