Ces derniers mois, Neil Young, Bruce Springsteen, Bob Dylan, Blondie ou encore les Red Hot Chili Peppers ont vendu tout ou partie de leurs droits éditoriaux et enregistrements anciens, leurs « masters ». Pourquoi cette flambée des transactions ? « Marianne » a posé la question Daniel Findikian, spécialiste du secteur de la musique, aujourd’hui à la tête de l’EMIC, une école qui forme les futurs professionnels des métiers de la musique et de l’audiovisuel.
Marianne : On assiste ces temps-ci à de nombreuses ventes de catalogues de chansons, des artistes comme Dylan, Springsteen ayant notamment cédé leurs droits pour des montants jamais vus auparavant. Comment l’expliquez-vous ?
Daniel Findikian : Il faut commencer par distinguer deux types d’actifs. Il y a d’abord les « masters » des disques, c’es-à-dire les enregistrements et le droit de les commercialiser. En parallèle, il y a les droits éditoriaux, c’est-à-dire de propriété intellectuelle des chansons. Ce sont deux types de patrimoines différents, qui génèrent des revenus distincts : des ventes de disques d’un côté, et des droits d’auteur, c’est-à-dire de reproduction et d’exécution publique, de l’autre.
De tout temps, des éditeurs de musique et des maisons de disques se sont portés acquéreurs de ces deux types d’actifs. Donc, sur le principe même de ces ventes, il n’y a rien de nouveau : on se rappelle qu’en 1985, Michael Jackson avait racheté ATV Music, qui contrôlait entre autres les droits des chansons des Beatles.
Mais on note une forte accélération. Bruce Springsteen vient d’empocher 500 millions de dollars, Bob Dylan 400, Neil Young 150. Paul Simon, Tina Turner, Shakira, The Pretenders, Fleetwood Mac ont aussi signé des transactions…
Absolument, et la raison est simple : le business de la musique est redevenu « bankable ». Il y a dix ans, on annonçait la mort de cette industrie, mais il n’en a rien été, même si elle a connu des années très difficiles. Ce qui est marquant dans la forte reprise actuelle, c’est que ces ventes d’actifs attirent de nouveaux entrants, d’énormes fonds d’investissement américains comme Blackstone et BlackRock.
Les acteurs historiques comme EMI ou Sony sont toujours présents et restent actifs – c’est Sony qui vient de racheter le catalogue de Springsteen – mais ils se retrouvent concurrencés par ces purs financiers, qui n’ont aucun passé dans la musique, et ne rachètent pas des catalogues par amour des artistes mais parce qu’ils sont persuadés que ce sont d’excellents investissements.
Le marché de la musique est redevenu très solide. Il est même marqué par une progression constante depuis six ans. En termes de chiffre d’affaires mondial annuel, on est remontés à 22 milliards de dollars pour 2021, c’est-à-dire ce que réalisait l’industrie vers 2001-2002, avant sa lourde chute : 14 milliards « seulement » en 2014, point le plus bas des années de déclin.
Et les prévisions pour l’avenir sont radieuses…
Oui, notamment en raison de nouveaux territoires comme l’Inde, la Chine, ou toute l’Amérique Latine, des marchés où la demande de musique est incroyable. Il y a vingt ans, la Chine n’apparaissait même pas dans le top 20 des pays les plus consommateurs de musique dans le monde. Aujourd’hui, elle est 7e ou 8e.
Le streaming nouveau mode d’écoute dominant, est donc désormais considéré comme suffisamment rentable pour ces nouveaux investisseurs ?
C’est l’ensemble du marché qui est économiquement florissant. Les ventes de disques physiques ont évidemment baissé, mais le CD survit mieux que prévu. Le vinyle a connu un retour en grâce impressionnant, et en effet, le streaming, par son ampleur, génère énormément de profit.
Et puis, il y a tous les nouveaux usages et médias, comme TikTok, Twitch, demain les usages dans le Metaverse. Autant de nouvelles sources de revenus pour les ayants droit, puisque toutes ces plateformes, pour travailler dans la légalité, doivent s’acquitter de redevances. Il y a encore les revenus importants tirés du cinéma, des séries télévisées, des jeux vidéo, des spots de publicité. Dans toutes ces formes artistiques, la musique est omniprésente et génère des revenus en croissance.
C’est donc ce climat favorable aux investissements qui explique la multiplication des gros contrats ?
Pour les artistes les plus âgés, ceux qui ont percé dans les années 1960 et 1970, il est évident que la fin de leur carrière approchant, il est plus intéressant pour eux de vendre leurs droits maintenant, de leur vivant, plutôt que de voir leur héritage lourdement fiscalisé.
Pour des Dylan, des Springsteen, c’est une façon de préparer leur retrait de ce monde qui a fait d’eux des stars. C’est d’ailleurs assez admirable de gagner encore autant d’argent avec sa musique à ce stade de leur vie. C’est la preuve évidente de la force intemporelle de leur musique.
Vous avez travaillé au sein de labels aux noms prestigieux, Polydor, Sony, EMI… Or, à la faveur de fusions et des rachats, les étiquettes ont volé, et même des noms de labels mythiques comme Virgin ont failli disparaître – il est finalement relancé par la major Universal, nouveau propriétaire de cette marque anglaise qui fut longtemps indépendante, puis propriété d’EMI à partir de 1992… Vous vous y retrouvez dans cette industrie de 2022, par rapport à celle que vous aviez découverte à vos débuts en 1996 ?
J’ai vu l’ancien monde s’écrouler, celui des supports physiques, dans les années 1990 et 2000. Puis j’ai vu un nouveau monde advenir, celui de la musique dématérialisée, en étant aux premières loges comme directeur du numérique chez EMI lorsque les courbes se sont réinversées, au milieu des années 2010… Mais c’est très juste : dans le même temps, j’ai aussi vu toutes les structures exploser et se recomposer, souvent en changeant de nom.
À mes débuts, il y avait six « majors » : BMG/Bertelsmann, Sony, EMI, Warner, MCA (propriétaire de Geffen) et Polygram, qui est ensuite devenu Universal. Aujourd’hui, il n’en reste que trois : Sony, Warner et Universal. Au plus fort de la crise, les unes ont englouti les autres. Il y a aussi eu des démantèlements à l’échelle du marché européen pour éviter des situations de monopoles. C’est vrai qu’en termes de noms, on a parfois du mal à s’y retrouver… Mais bon, on note aussi l’arrivée de nouveaux acteurs, les « digital natives », et notamment le plus gros d’entre eux, le français Believe, dont on dit, un peu par facilité rhétorique, qu’il s’agit de la « quatrième major ».
Les labels historiques comme Virgin ou Island étaient plus que des marques : ces maisons étaient porteuses d’une culture spécifique, et liées à leur personnalité de leur fondateur. Quand on entendait le nom d’Island, on pensait tout de suite à Bob Marley, à Tom Waits, à U2, ces artistes emblématiques signés par le visionnaire anglais Chris Blackwell… Est-ce que cette valeur ajoutée, cette culture de label, existe toujours ?
C’est le sujet d’un livre formidable, Cowboys and Indies : The Epic History of the Record Industry, paru en 2015, qui explique exactement cela : les grands labels, historiquement, avaient une histoire, une couleur, une culture d’entreprise, et une âme artistique évidente… Il est clair que tout ça a volé en éclat depuis vingt ans, à grands coups de rachats, de fusion.
Mais je pense que ça reviendra, c’est juste une histoire de temps. Dans l’univers du hip-hop, on est très sensible à cette histoire d’identité de label et d’étiquette. D’ailleurs, le rap n’est pas absent des transactions financières en cours, puisque la major Warner vient de racheter le label 300 Entertainment pour 400 millions de dollars. Les grandes manœuvres actuelles touchent tous les types de musique et toutes les générations d’artistes.
Comment est considéré Spotify au sein de l’industrie du disque ?
Spotify, c’est la plateforme leader sur le marché de l’abonnement, et donc c’est elle qui tombe sous le feu des critiques, notamment de certains artistes à faible notoriété qui s’estiment trop mal rémunérés. Mais en vérité, Spotify et les autres – Apple, Deezer, Qobuz… – génèrent énormément d’argent, et pour les trois majors et le reste de l’industrie, ce sont des acteurs essentiels. À l’unité, pour les artistes, on peut dire que le streaming paye mal, mais pour les majors comme pour leurs artistes qui vendent bien, les nombres d’écoute sont tels qu’au final, on peut dire que Spotify paye très bien !
La plateforme reverse 70 % de ses revenus aux ayants droit : environ 15 % pour les droits d’auteur, et 55 % pour l'utilisation « masters », c’est-à-dire les enregistrements des albums. Sa marge, d’un tiers environ, n’a donc absolument rien de scandaleuse. Et par ailleurs, Spotify n’est pas qu’une boutique : c’est aussi un média en ligne, qui permet à des artistes de se faire découvrir, à travers des playlists, des mises en avant. Aucun artiste ne peut se permettre de ne pas travailler avec Spotify et les autres plateformes.
Vous avez créé l’EMIC, l'École de management des industries créatives, ouverte aux bacs + 3, spécialisée dans les industries créatives. Pour vos étudiants et étudiantes, sur quoi repose le désir de travailler dans le secteur de la musique ?
Cette génération n’écoute pas la musique comme nous le faisions à leur âge. Le streaming est hyperdominant, c’est 90 % des usages. Leur motivation est très pragmatique : ils savent que cette industrie est en plein renouvellement et qu’elle crée des emplois. C’est un secteur qui embauche, qui innove, et où ils pourront travailler sur un sujet qu’ils aiment.
Chaque année, environ 60 élèves sont diplômés au terme de leurs deux ans de formation chez nous, et quasiment tous trouvent un poste dans la foulée, au sein d’un label, d’une boîte d’éditions, d’une start-up comme Groover ; d’autres partent dans le spectacle vivant, comme tourneur, ou encore comme managers d’artistes. Cette nouvelle génération a une énergie incroyable.