" One - two -ah- one - two - three -four" : hurlant, grimaçant, Bruce Springsteen a donné le coup d'envoi (toujours le même) du plus urgent des rock'n roll (le Monde du 26 juin). Top-chrono pour trois heures et demie d'un spectacle en forme de marathon. Bandeau autour des cheveux, jeans et T-shirt blanc, la main gauche agrippe le micro, la droite tient la guitare sur le côté, comme on tient une Winchester : le manche brandi vers le ciel. Voilà l'homme, cow-boy héroïque d'un western éternel et sans coup bas.
Pour les photographes, les habitués le savent, les dix premières secondes décideront du bon cliché. Ils n'ont droit, pour opérer sur le devant de la scène, qu'aux trois premiers morceaux. Dans l'ordre et pour le meilleur : Born in the USA, Badlands, Out in the Streets, furieux et électriques, enchaînés sans transition, à peine le temps sur une introduction de lancer un " Comment ça va ? " en français. D'entrée, le ton est donné, directement dans le vif du sujet. Il est là, à gauche, ici, à droite, là-bas, en l'air, maintenant en contrebas. Partout, déjà, en deux temps trois mouvements, il a sillonné les 20 mètres d'ouverture d'une scène qui en totalise 80. De chaque côté : un mur d'amplis, 140 000 watts multipliés par 14 tonnes de matériel. Au-dessus, à 25 mètres : 8 tonnes d'éclairage.
One-two... la température est au plus haut... Three-four... Pour calmer le jeu, un titre de la cuvée Nebraska, l'album du retour aux sources : un harmonica, une guitare acoustique et le ton intimiste d'une ballade country. Derrière lui, ils sont sept, le E. Street Band, un gang de tueurs dévoués à sa cause. Devant :
60 000 à 70 000 victimes, le souffle coupé. On l'appelle le " Boss ". Son champ de bataille pour deux soirs : le parc paysager de La Courneuve. C'est le cent vingt-troisième depuis le début du Born in the USA Tour. Samedi 29 juin, Springsteen fêtait un an passé sur la route sans interruption. Un périple qui a débuté en 1984 à Saint-Paul (Minnesota) pour le conduire à travers le monde dans des lieux qui accueillent une moyenne de 50 000 personnes.
On aurait aimé dire tout le mal que l'on pense de ce genre de manifestations à visage inhumain. On aurait voulu crier à la trahison, le dénoncer, lui, qui avait promis que le succès ne le couperait pas de son public, qu'il ne jouerait jamais devant plus de 20 000 personnes. Mais il est là, vivant et visible, assumant le gigantisme, comblant la distance. Et même si, pour beaucoup, là-bas tout au fond, il n'est qu'un point de fuite sur l'horizon, à la force du poignet il parvient à faire passer jusqu'à sa fragilité. Dans ces moments d'émotion, l'écran géant sur le côté de la scène n'y est pour rien.
De la même façon, on aurait voulu lui reprocher de faire toujours la même chose, mais, quand on joue trois heures et demie, fait-on vraiment la même chose ? Il a, il est vrai, les mêmes histoires pour introduire les mêmes morceaux, et l'on sait, si on l'a déjà vu, à quel moment précis il va tourner sa casquette de base-ball, visière dans le dos, à quel instant il grimpera sur le piano pour en jouer d'un pied ou de la tête, et quand, encore, il prend son élan, glisse genoux à terre sur plusieurs mètres pour terminer aux pieds de son saxophoniste et conclure d'un baiser sur la bouche, c'est aussi réglé sur papier millimétré. Qu'importe, il a suffisamment d'authenticité en lui pour faire croire que c'est la première fois. Ce sont les humeurs qui changent d'un concert à l'autre.
A l'entracte, une Américaine exulte : " Ce type vous rend fier d'être américain " (" Makes you proud to be american "). Elle a tout dit : les dix millions de Born in the USA vendus l'attestent. Quelle meilleure carte de visite que cet hymne à l'Amérique tournant à longueur de journée sur les platines de dix millions de foyers ? Et, dans ces dix millions de foyers, la pochette de l'artiste posant devant la bannière étoilée. One-Two... Menée tambour battant... Three-Four... La seconde partie redouble d'effort. Dancing in the Dark, la nuit tombe, le " Boss " invite une spectatrice à danser sur la scène. Le rock écume, le groupe accélère. Batterie martelante, c'est Max Weinberg; basse ronflante, c'est Garry Tallent; claviers swinguants, ce sont Roy Bittan et Danny Federici ; chœurs aériens et contrastés, c'est Patti Scialfa (la nouvelle recrue et seul élément féminin) ; guitare trépidante, c'est Nils Lofgren (qui joue à imiter, dans la mise et dans les poses, son prédécesseur, Steve Van Zandt) ; et, last but not least, saxophone rugissant, c'est Clarence Clemons.
Pêle-mêle et à l'arraché, ils jouent le meilleur des sept albums, en rang serré et en tir groupé. Les textes parlent du cœur et ils disent la vie. Ils sont chantés au diapason, vrai et poignant, d'une voix rugueuse au timbre écorché et au ton rural.