Pourquoi faut-il que les trépassés passent pour autre chose que ce qu’ils furent ? En parcourant presse et réseaux sociaux ce mercredi 25 août, au lendemain de la mort du batteur iconique des Rolling Stones, Charlie Watts, on jurerait qu’un génie a disparu. « Charlie Watts était le batteur ultime », clame ainsi Elton John, tandis que Libération célèbre la « frappe subtile » et le « jeu très jazz, très technique » du « silent stone ».
Pitié ! On peut avoir découvert le rock sur une vieille cassette où figurait « Start me up » sans pour autant céder à l’obligatoire, consensuelle et insignifiante dithyrambe post-mortem. Dissipons tout de suite les malentendus : Charlie Watts fait partie de l’histoire de la musique. Mieux : pour la musique des Rolling Stones, il n’aurait pas fallu un autre que lui - bien que nous serions curieux d’entendre Steve Jordan, son remplaçant putatif, aux caisses des pierres qui roulent.
Ces faits n’empêchent pas de lever les yeux au ciel lorsqu’on lit, dans Le Monde, qu’il entretenait un « rapport au temps plus proche du ternaire que le découpage binaire du rock ». Ce n’est pas parce que Charlie Watts aimait passionnément le jazz qu’il avait le talent de ses monstres sacrés – Buddy Rich, Max Roach, Elvin Jones, Gene Krupa, Tony Williams, et cætera, et cætera.
Qu’on écoute la batterie isolée de Gimme Shelter (ci-dessous), digne d’un morceau de Garage rock avant l’heure : où se trouvent le « ternaire », la « subtilité » et la « technique » ? Quand Le Monde parle des « accents sur les cymbales et la caisse claire » de Charlie Watts, on rit carrément : c’est tout de même la fonction élémentaire de ces parties de la batterie !
On en vient à oublier ce que Charlie Watts faisait véritablement bien, et ce que sa place dans l’un des plus grands groupes de tous les temps signifie. Charlie Watts savait laisser de l'espace aux autres. Son jeu simple et discret, à l’image de son caractère, était en parfaite adéquation avec les racines blues des Stones, et donnait les coudées franches à Keith Richards, Brian Jones et Mick Jagger. Paradoxalement, cette sobriété extrême a contribué à mettre en évidence le rôle crucial du batteur dans la « personnalité » d’un groupe de musique, tout comme l’explosivité de Keith Moon, la virtuosité de Mitch Mitchell ou la puissance de John Bonham l’ont fait pour les Who, Jimi Hendrix Experience et Led Zeppelin.
Comme Phil Rudd, son comparse d’AC/DC, Charlie Watts était la balise, le point de ralliement du groupe. Sa présence chez les Stones rappelait à chaque instant qu’un groupe est plus que l’addition de talents individuels. De ce fait, magnifier son talent individuel est absurde. Le batteur des Stones incarnait au contraire, au plus haut point, l’idée que la médiocrité solitaire peut se fondre en génie collectif.
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Le principal intéressé portait d’ailleurs un regard à la fois lucide et humble sur sa place dans cette aventure de 58 ans. « Les Rolling Stones, c'est Mick et Keith. La force et l'essence du groupe reposent sur leur bonheur et leur longévité. Peu importe qui joue de la batterie ou de la basse avec eux : tant qu'ils seront ensemble, les Stones existeront », expliquait-il en 1998 à Télérama. Et quand Libération lui demandait, en 1995, s’il aurait abandonné les Rolling Stones si Charles Mingus ou Miles Davis l’avaient contacté, il répondait avec un humour so british : « J’aurais surtout eu un infarctus. » La classe d’une légende.